Le Zombie Numérique
Rédigé par J-C Dardart 1 commentaireSouvent confondus les figures que sont d'une part les zombis et de l'autre les mort-vivants ont tout intérêts à être distinguées dans un premier temps pour comprendre nos relations avec les nouvelles technologies. Nous verrons dans un second temps en quoi le recouvrement de l'un et l'autre produit du sens pour nos réflexions sur la matière numérique.
Mais avant cela, nous allons introduire notre propos par une histoire de fiction qui est le meilleur moyen de produire une exploration des possibles. Nous devons au philosophe Pierre Cassou-Nogues, auteur de "Mon Zombie et Moi" (P. Cassou-Noguès, Mon zombie et moi. La philosophie comme fiction. Le Seuil, collection "L’Ordre philosophique", 2010) cette méthodologie pour penser des images du sujet de façon nouvelle.
Zombi contre Zombie
- Putain mais ils vont être encore combien à débarquer sans cesse , hurlait Georges tandis qu'il voyait leur barricade de fortune céder sous l'assaut incessant des hordes de mort-vivants qui venaient plus nombreux prêter main forte à leur congénères.
- Georges rappelle-toi il faut surtout ne pas trop les abîmer et garder la tête on en a besoin pour la suite.
- Je sais Pedro ! C'est juste qu'ils sont foutrement nombreux ces cadavres à la con et en plus on doit les ménager, tsss ! Au fait Rob t'as réussi à déverrouiller l'ascenseur ?
- Hum oui depuis maintenant dans 5 secondes.
Georges trouvait que son compagnon avait toujours eu une façon de parler très biscornue et que le temps n'arrangeait rien à ce niveau là. En tout cas pas dans le sens qu'il aurait voulu. Alors qu'il sortait de ces considérations sur son ami il vit que l'ascenseur était arrivé. Ils entrèrent sans plus tarder et montèrent à l'étage de la salle de contrôle. En fait tout le dernier étage était la salle de contrôle.
Pedro tenait dans ses bras un cadavre léthargique dont la bave et l'odeur putride devenaient insupportables dans un espace aussi confiné. Mais arrivés à destination ils purent enfin respirer au sens propre comme au sens figuré. En effet, la tour de contrôle était accessible que par un ascenseur blindé. Voie unique dont ils avaient eux seuls le contrôle. L'appareil ne pouvant être commandé que par un passe électronique. Ce lieu était non seulement une citadelle imprenable synonyme de sécurité mais également le point de départ de la grande attaque de nos trois survivants.
Pedro allongea le cadavre sur le sol, retint son souffle à la fois pour supporter l'odeur mais aussi pour viser juste. En plein cœur du mort-vivant qui avait été mis dans le coma quelques minutes avant. Si plonger dans un état entre la vie et la mort un être qui est déjà entre la vie et la mort sonnait comme une idée folle, elle n'était rien quant à la suite. L'étape suivante consistait à ranimer le corps avec une piqûre d’adrénaline en plein cœur puis de lui injecter tout de suite après une autre substance. Aussitôt tiré de sa léthargie le mort-vivant fut piqué par Rob. Il venait tout juste de lui injecter une drogue hypnotique qui avait pour but de rendre le mort-vivant obéissant à la première voix qu'il entendait. En quelque sorte, il s'agissait de transformer les mort-vivants transformés par le virus Z en zombis contrôlés par nos trois héros.
Tout avait commencé dans le complexe pharmaceutique dans lequel se trouvait nos amis. Tout devait donc se terminer là. Dans les années 2242 à 2279 ce complexe pharmaceutique, financé par l'armée, et principal employeur de la ville, avait développé une arme biologique ultime, c'est à dire désespérée, le Virus S. Supervisé par le Docteur Zed Orson Spicktek, et décrit par ses propres mots comme « un serpent qui se mort la queue », ce Rétro-Virus avait été conçu comme le dernier rempart contre une invasion extraterrestre éventuelle qui jamais n'arriva. Une fois inoculé à une espèce, le Rétro-Virus stoppait toutes les fonctions vitales à l’exception du système digestif de son hôte afin d'en contrôler le corps. D'une certaine manière, le principe consistait à redémarrer le système pour en prendre ensuite le contrôle. Mais les fonctions vitales étant hors-circuits, le corps ne pouvait que pourrir et dépérir rapidement. Et c'était là toute la perversion d'une telle arme car pour maintenir le système en état de marche le virus obligeait le corps à manger et intégrer de la chair fraîche d'une même espèce. En effet, toute substance étrangère à l'espèce est détruite par le virus. Poussant l'espèce à se dévorer elle-même, cette dernière ne pouvait alors que finir par mourir de faim. Ce virus avait été conçu pour que son développement signifiât également sa mort. Plus le virus se propage pour survivre plus il vide ses réserves de nourritures. Cette intelligence artificielle biologique se propageant par morsure, était capable d'adaptation et de choisir les meilleures décisions pour favoriser la contamination. Cette armée auto-agonistique marchant à l'unisson commandé par le système que représentait le Virus S était vouée à rationaliser sa propre disparition.
Par une mégarde sur laquelle nous ne nous attarderons pas le virus fut inoculé à un humain qui le transmit alors à d'autres de ses congénères. Tel l'Ouroboros (Symbole du serpent qui se mort la queue il signifie « qui se mord la queue ») la morsure s'est retournée contre le corps propre . La propagation fut rapide et au bout de quelques mois il ne restait sur la planète que trois survivants qui continuaient de lutter pour sauver leur peaux. L'ironie du sort a voulu que ce soit justement trois Ex-employés du complexe qui restèrent encore debout.
Georges était l'ancien directeur de la sécurité, il connaissait la localisation exacte des armes et produits dangereux, il possédait également les clés électroniques des zones de contrôles et connaissait par cœur tous les codes des protocoles de sécurités notamment ceux qui permettaient de contrôler la salle de sécurité principale dans laquelle ils avaient finis par échouer.
Pedro avait travaillé sur le virus vers la fin du projet et connaissait parfaitement le fonctionnement du virus. Docteur en chimie il maîtrisait parfaitement la synthétisation de différents agents chimiques.
Enfin, Rob était l'ancien responsable en ingénierie il supervisait la création et la maintenance des appareils et machines utiles pour les différentes recherches pharmaceutiques. Il savait ainsi où se trouvait tout le matériel nécessaire.
Ce complexe n'étant pas un laboratoire ordinaire, et au regard de la très haute confidentialité de ses projets, il était alors normal d'y trouver des militaires, des armes mais également des techniciens divers et variés hautement qualifiés. Ces élites n'étant plus que de la chair en décomposition, commandé par un virus. On y trouvait également énormément de matériels différents mais aussi une bibliothèque exhaustive en chimie et biologie. L'un de ses livres avait été trouvé par hasard par Pedro lors d'un combat (ou d'une fuite plutôt) dans la bibliothèque. En courant il avait trébuché sur un livre. N'importe qui aurait crié un juron quelconque et jeté le livre, mais un savant à des réflexes bien à lui. Ainsi entre le moment où il grogna une grossièreté des plus classiques et celui où il s’apprêtait à jeter l'objet de sa haine et de son infortune, il ne put s’empêcher de lire le titre du paver qu'il avait en main et qui devint l'objet de sa bonne fortune. Ce très vieil ouvrage que personne n'avait pris le temps de numériser se nommait : « Manuel Pratique de Vodoun ». Il eut tout de suite une illumination.
Si ce lieu fut le point de départ du problème c'est en ce lieu que résidait également sa résolution. Pour combattre des Mort-vivants rien de tel que des Zombis. Pedro expliqua à ses amis qu'en Haïti il existait un rituel pratiqué par des les sorciers Vodoun, les Bokors qui consistait à réduire en esclavage un humain en le plongeant dans le coma pour le faire passer pour mort avec un poison à base Tetrodotoxin puis de le réveiller et enfin en lui faisant manger une pâte qui comportait des vertus hypnoïdes, de pouvoir le contrôler. Ce manuel décrivait comment synthétiser le produit mettant dans le coma et le produit pour contrôler le corps.
Le plan était donc le suivant : Premièrement capturer un mort-vivant en bon état. Deuxièmement, le contrôler à distance depuis la tour de sécurité grâce à un émetteur. Troisièmement le faire capturer d'autres morts-vivants pour les manipuler également. Enfin constituer une armée de zombis contre mort-vivants.
Protégés dans leur tour nos trois survivants avaient un œil sur tout le complexe grâce aux caméras de surveillances blindées et suréquipées en capteurs en tout genre. Ils avaient non seulement une vue sur tout mais ils pouvaient utiliser différents modes de détections comme la vision nocturne le détecteur de mouvement ou encore un scanner à rayon x leur permettant de voir les corps investis du virus et ceux qui le sont pas. En paramétrant les options ils avaient réglé l'affichage des informations pour qu'ils dénombrent et indiquent les morts-vivants et les zombis restant.
Contrôlé par un émetteur audio un zombi devait avoir une oreille valide pour entendre les ordres mais aussi une bouche, une langue, une mâchoire et des cordes vocales pour donner par ricochet des ordres aux zombis qu'il avait lui-même sous ses ordres et ainsi de suite. Pour augmenter facilement le nombres zombis et pour les contrôler en masses de façon efficace. Pedro, Georges et Rob avaient mis au point un système de contrôle et transmission des ordres de proche en proche et de façon pyramidale. Le zombi Chef directement contrôlé par l'un des trois humains donnait des ordres à des zombis à qui il avait appliqué le rituel vodoun et ceux là faisait de même avec ceux qu'ils avaient "zombifiés". En fait ils ne faisaient que répéter le même ordre par ricochet tel un écho informationnel. Pour effectuer des taches différentes et spécialisées, l'armée était découpé en trois parties chacune sous le commandement d'un des humains. Puis chaque partie était découpée en unités. L'équipement de chacun étant adapté à sa tache.
Pour rationaliser davantage cette armée, nos 3 Généraux s'étaient divisés les rôles :
Les zombies de Georges en ligne d'attaque transformant les mort-vivants en zombis, faisant manger ceux qui n'avaient plus de têtes pour régénérer son armée. Il veillait aussi à laisser de la chair et des mort-vivants dans la coma pour les zombis de ses alliés. Pedro quant à lui avait la responsabilité du transport des ressources vers la ligne d'attaque. Il avait donc droit aux zombis les plus rapides. Il distribuait essentiellement les armes et les différents produits nécessaires à la "zombification" qui étaient fabriqués en ligne de fond par les zombis de Rob.
Cette organisation parfaitement calibrée annonçait alors une lutte sans merci, longue et difficile. A l'écran le chiffre des unités des morts-vivants et ceux des zombis ne cessaient de varier. Enfin du moins pour un temps. Malgré l'avantage numérique des mort-vivants au départ, ceux-ci ne pouvaient que décroître du fait que c'était dans la logique même de ce virus qui se mort la queue mais surtout le nombre des zombis ne pouvait que croître. En effet, quelque sorte l'armée des zombis était un meilleur algorithme. Les zombis pouvaient augmenter leur nombres alors que les mort-vivants ne le pouvait pas, ils pouvaient détruire ceux d'en face mais ne pouvaient aucun cas contaminer un corps qui avait déjà était contaminé et s'ils se détruisaient la tête pour ne plus être contrôlés, il ne pouvaient plus s'alimenter.
Si au départ la lutte fut équilibrée et difficile en apparence, très rapidement l'avantage se tourna vers les humains. Plus le chiffre des mort-vivants baissaient plus celui des zombis augmentaient. Au final tout ceci ne fut qu'une lutte de nombres : celui qui a eu la supériorité numérique a mangé l'autre. Celui qui avait l'algorithme le plus perfectionné ou plutôt le moins perfectible a eu raison de son ennemi. Un système en avait vaincu un autre. Mais une question demeurait. Maintenant que nos trois vainqueurs avaient tous ces zombies sous leur commandement, qu'allaient-ils faire ?
Du cyborg au zombie
Les principales composantes de cette histoire annonce ce que nous allons aborder et la façon dont nous allons articuler différents traits du zombie et du mort-vivant comme figures privilégiées pour comprendre notre rapport aux technologies numériques et notamment à travers l'exemple du jeu vidéo. Nous devons l'origine de cette exploration à un article de Mathieu Triclot intitulé « Cyborg vs Zombies. Ou pourquoi il est important de considérer les jeux vidéo ». A travers le jeu vidéo il va montrer en quoi la figure du zombie permet de mieux penser notre rapport subjectif à l'ordinateur que le cyborg :
Le zombie fournit une bien meilleure figure que le cyborg pour penser les processus de subjectivation à l’œuvre dans notre relation à l’ordinateur et à ses univers de nombres.
Il va ainsi en revenir à l'origine du terme cyborg qu'on le trouve dans un article de Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline, « Cyborgs and space » (Manfred E. Clynes and Nathan S. Kline, « Cyborgs and space », Astronautics, September 1960, pp. 26-76.) :
Le point culminant de l’article est atteint lorsque les deux auteurs s’inquiètent du risque de voir le spationaute ainsi maintenu artificiellement au repos développer des psychoses et débrancher sa pompe. Il faudrait alors prévoir, imaginent-ils, une procédure d’urgence qui permettrait au contrôle terrestre ou à un autre membre de l’équipage d’activer l’injecteur de façon à renvoyer le cyborg à son coma.
Le cyborg tel qu'il est décrit là ressemblerait presque à un zombie où il s'agirait de mettre en corps dans le coma c'est à dire entre la vie et la mort. D'ailleurs, Nathan S. Kline s'était intéressé à la poudre qu'utilisait les sorciers haïtiens pour mettre un corps dans un état entre la vie et la mort. Ce qu'on appelait à l'époque « zombi powders » (D Inglis, "The Zombie from Myth to Reality: Wade Davis, Academic Scandal and the Limits of the Real", (2010) 7:2 SCRIPTed 342, http://www.law.ed.ac.uk/ahrc/script-ed/vol7-2/inglis.asp p.360).
Dans la suite de son article Mathieu Triclot dégage trois intérêts de considérer la figure du zombie pour penser notre rapport aux nouvelles technologie :
La première tient au fait qu’il constitue comme le cyborg un être frontière qui frappe l’imaginaire, à l’articulation de l’organique et de l’inorganique, du vivant et du mort. Le zombie est une sorte d’animal-machine cartésien
En effet les êtres frontières et hybrides permettent de penser la question difficile de l'entre-deux qui est particulièrement prononcée dès lors que nous tentons de qualifier nos engagements en ligne ou avec la machine. Le terme de « virtuel » porte par exemple un certains nombres de questions ontologiques et des débats parfois houleux. Nous verrons par la suite de quoi ces êtres frontières sont la figure (mais la fiction qui précède devrait déjà vous donner un bon indice).
Le deuxième intérêt du zombie est de nous renvoyer directement aux variations possibles du corps propre.
Autre interrogation cruciale : où est-ce que je suis lorsque je m'engage à distance dans espace-interface qui fait lien entre mon corps et la machine ? Varier des postures subjectives dans notre « être dans notre corps » à travers le zombie ouvre des pistes de réflexions que Vincent Le Corre explore régulièrement sur son blog avec la question de la jouissance (voir plus bas).
[...]troisième propriété : contrairement au cyborg, aussi bien qu’à la figure proche de la créature de Frankenstein, le zombie va par bandes.
Cet aspect est essentiel il en définit même selon nous la caractéristique la plus importante de ce que nous appelons zombie numérique : à savoir le nombre. Une attaque de zombies est une attaque numérique dans le sens où ils parviennent à leur fin par leur multiplication : une stratégie du plus grand nombre.
De plus un zombie est comme un avatar on le contrôle à distance et il obéit à nos ordres :
Il y a ici une analogie évidente entre la situation du corps zombifié et celle de l’avatar, ce corps sans sensations, que l’on contrôle à distance. Ainsi, le corps-zombie de Cassou-Noguès est dénué de capacité de décision. La tête lui dit où se mouvoir, mais elle n’a cependant pas à lui dire comment, ni à contrôler par exemple le mouvement des jambes ou à maintenir son équilibre. Nous retrouvons ici exactement le même genre de démarche qui est celle de l’avatar avec ce mélange d’automaticité et de contrôle
En fait, la figure du zombie est le truchement de deux êtres le mort-vivant et le zombi (notez l'absence de « e »). L'un et l'autre ne viennent pas nous dire la même chose.
Le zombi comme esclave
Vous avez peut-être remarqué que l'histoire se nommait « zombi contre zombie » et non pas « zombie contre mort-vivant » ou encore « zombi contre mort-vivant ». Nous allons nous en expliquer dans cette partie. Dans la langue haïtienne « zombi » sans « e » désigne un humain rendu esclave par ses fautes à travers un rituel pratiqué par un sorcier vodoun : le Bokor. C'est dans la réappropriation occidentale qu'il prend un « e » et se rapprocherait plus d'une horde de mort-vivants affamés qu'à un être contrôle à distance. Ainsi « zombie » et mort-vivant sont quasiment synonymes alors que « zombi » renvoie à la culture haïtienne.
Dans un article passionnant, étonnant et très instructif, intitulé « The zombie from myth to reality : Wade Davis Academic scandal and the limits of the reals » (D Inglis, op.cit.) , le professeur David Inglis, réintroduit le zombi dans son contexte historique et anthropologique. Il explique que les zombis existent et qu'il sont à la fois une fabrication sociétale, chimique et religieuse. Le zombi apparaît dans la religion Vodoun après la fin de l'esclavage à Haïti. La zombifiction est un rituel de punition pour un humain qui reconnaît avoir transgressé des règles et est volontaire pour subir un tel châtiment qui consiste à le priver de sa volonté pour en faire un esclave. Dans un premier temps une drogue lui ait donné pour qu'il tombe dans un état de léthargie. Puis de le réveiller et enfin de lui faire manger une pâte qui aurait comme vertu d’annihiler sa volonté. Ce qui est important dans cette fabrique sociale du Zombi c'est qu'il est nécessaire d'avoir les conditions suivantes :
- Il faut que la personne transgresse une loi et qu'il reconnaisse sa faute ;
- Il doit croire à la religion Vodoun ;
- Il doit être d'accord et volontaire ;
- Des substances doivent favoriser cette dépossession volontaire de son propre libre-arbitre ;
De plus, l'auteur souligne que cette punition à une connotation particulièrement chargée dans une société d'anciens esclaves. Cette sanction ultime est de lui enlever ce que le peuple eu tant de mal à obtenir. Nous pouvons imaginer que c'est certainement une des punitions les plus humiliantes pour un haïtien. Ainsi, le zombi porte l'idée de faute et ouvre le thème de la servitude. Un zombi est un être devenu esclave mais de son plein grès ou plutôt en vertu d'une morale dont il reconnaît avoir été fautif. Cette notion de culpabilité est importante. Si depuis La Boétie il et devenu fréquent de parler de servitude volontaire, la psychanalyse nous apprend que la question est celle des maîtres pour qui nous nous rendant esclaves. Si être esclave de ses passions peut être dommageable, être assujettie à une certaine forme de la morale peut être bien pire. Si le Surmoi est un garant moral il peut également devenir tyrannique car il n'est jamais loin du lieu de nos pulsions : le ça (comme nous le rappelle Freud dans le Moi et le ça). Le zombi est une figure de la morale bien loin du cliché occulte que donne l'occident de la religion vodoun. Une partie de l'article D. Inglis explique que la culte vodoun devenu dans la culture populaire occidentale « voudoo » et « zombi » devenu « zombie » a été caricaturé et porte la marque d'un mépris envers une culture de personnes noires justifiant l'opinion qu'ils étaient des barbares.
Si ce qu'avance l'auteur est très certainement vrai (il avance plusieurs exemples allant dans ce sens)) nous devons préciser que par la suite le zombie avec un « e » (donc le zombi occidentale, le zombie des films) évolue dans une forme qui n'est plus celle de l'esclave ou de la marionnette mais d'une horde de mort-vivants qui viennent dévorer les vivants.
Les mort-vivants de G. Romero
S'il n'est pas le premier à avoir fait un film avec des zombies (comme nous l'apprenons dans cet article), Georges Romero est considéré par beaucoup comme le pionnier en tout cas comme celui qui a réalisé les premiers films cultes de zombies. Le plus étonnant est que lui-même n'a pas utilisé ce terme de « Zombie ». Sa première et fameuse trilogie est composée de Night of the living-dead (la nuit des mort-vivants), Dawn of the Dead (titré « Zombie » en europe) et Day of the Dead (« Le Jour des morts-vivants »). Il parle dans son premier film de Living Dead, puis de Dead mais pas de zombie. Dans une interview il explique qu'il y a bien une différence mais il a laissé le terme s'imposer (interview donné dans « J'irais loler sur vos tombe » à partir de 11 min 15) :
Je ne les ai jamais vus comme des zombies au début. Je ne les appelés pas zombies dans le premier film [...] Pour moi les zombies étaient des créatures vaudous, qui faisait le sale boulot pour Lugosi (nom de l'acteur qui incarne Legendre un sorcier vaudou blanc dans White Zombie, 1932, le premier film cinéma sur les zombies). Des esclaves en quelques sortes[...] Donc je n'ai jamais utilisé le mot zombie. C'est apparu quand les gens ont commencé à écrire par rapport au film [...] Je me suis dit ... okay, peut-être. peut-être qu'ils le sont
Pour G. Romero les choses sont claires au départ les zombies sont des esclaves, contrôlés par un sorcier. Il a voulu signifier autre chose. Critique de racisme dans son premier film puis critique de la société de consommation, il institue dans son projet l'idée de la horde toujours plus nombreuses. Dans Night of the living dead, il s'agit d'un virus venu de l'espace qui se propage : une menace venu d'ailleurs et qui contamine la terre. De là naît l'idée d'une angoisse numérique. Très vite les survivants se trouvent submergés par le nombre d'assaillants. Cette supériorité par le nombre est venu ainsi dévorer les humains.
Dévoration, langage et jouissance
Dans une discussion avec @dizaines sur twitter celle-ci avait écrit :
Le zombie, c'est l'image fantasmée d'un corps jouissant non entamé par le signifiant.
Puis de préciser que le trait saillant du zombie est qu'il ne parle. Il mange l'humain. En effet le zombie pose la question d'une jouissance du corps non-borné par le langage. Dans la théorie Lacanienne il y a une forme de jouissance bornée par un signifiant, le Phallus, c'est la jouissance phallique. Par exemple avoir la plus grosse voiture. Mais il dégage une autre forme de jouissance qui prendrait le corps tout entier et dans laquelle tout le sujet serait prit : la jouissance Autre.
Le zombie représenterait cette folie du grand nombre qui ne cesse de grandir et de dévorer les vivants en petits nombres. S'agirait-il de la jouissance Autre qui se représente dans un système quasi machinal ?
Ce n'est pas si certain la question reste ouverte. Dans son article « L’homme, la machine et les Zombies 2/2 », Vincent Le Corre cite Lacan à propos de la machine :
Dans son séminaire, Lacan pose ceci, que le seul désir possible d’une machine reste pour le moment, l’alimentation, sa survie en quelque sorte via son énergie : « Je vous ai montré les conséquences de ce cercle quant au désir. Entendons-nous – quel pourrait être le désir d’une machine, sinon celui de repuiser aux sources d’énergie ? Une machine ne peut guère que se nourrir, et c’est bien ce que font les braves petites bêtes de Grey-Walter. Des machines qui se reproduiraient, on n’en a pas construites, et pas même conçues – le schéma de leur symbolique n’a même pas été établi. Le seul objet de désir que nous puissions supposer à une machine est donc sa source d’alimentation. » Mais quand bien même cet état de fait, si chacune des machines est réglée sur le fonctionnement de l’autre en tant qu’elle ira chercher de l’énergie au même point que l’autre, autrement dit qu’elles aient toutes le même objet de désir, cela risque de produire des collisions entre elles. Et qu’ainsi, il faut supposer, comme chez l’homme, une instance régulatrice symbolique, qui est le langage. « Eh bien, si chacune est fixée sur le point où l’autre va, il y aura nécessairement collision quelque part. C’est à ce point que nous étions parvenus. Supposons maintenant à nos machines quelque appareil d’enregistrement sonore, et supposons qu’une grande voix – nous pouvons bien penser que quelqu’un surveille leur fonctionnement, le législateur – intervient pour régler le ballet qui n’était jusqu’à présent qu’une ronde et pouvait aboutir à des résultats catastrophiques. Il s’agit d’introduire une régulation symbolique, dont la sous jacence mathématique inconsciente des échanges des structures élémentaires vous donne le schéma. La comparaison s’arrête là, car nous n’allons pas entifier le législateur – ce serait une idole de plus. »
Ainsi, machines et zombies ont ceci de commun d'avoir tout de même besoin d'une instance régulatrice et donc symbolique. Mais cela pose la question de l'instance régulatrice, de ce législateur . Si pour la machine cela passe par le code et celui qui l'a programmé. Pour le zombi original, le sorcier vodoun et l'ordre morale qu'il représente , celui du zombie ou mort-vivant semble être un système que j'ai représenté dans ma fiction par le Virus S. En vérité le Zombie numérique met l'accent sur le fait que ce qui fait loi dépasse la simple perspective du créateur de code. Il serait lui-même esclave d'une autre logique plus précisément une idéologie que Mathieu Triclot appelle « La politique de l'algorithme ».
Le pouvoir numérique
Les deux derniers chapitres de Philosophie des Jeux vidéo (Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Zones , La découverte, 2011) sont particulièrement pertinents pour comprendre la notion de zombie numérique. L'un mettant l'accent sur la question du nombre et l'autre sur celle de la servitude volontaire. S'y cristallise les deux aspect du zombie numérique : Le pouvoir du nombre du mort-vivant et la servitude du zombi original. Le zombie numérique est ainsi le truchement de ses deux figures. Un concept hybride qui nous permet de penser l'articulation entre la puissance numérique et la question du contrôle.
Dans le 7ème chapitre de son livre, intitulé « La politique de l'algorithme », l'auteur explique que l'ordinateur est l'instrument principal d'une ère où le nombre est centrale. Et qu'en tant instrument qui permet de décider, de dénombrer et de calculer il est pour le coup un instrument de pouvoir. Mais il rappelle la chose suivante (Ibid. p.190)
Il n’y a pas de dispositif de pouvoir sans sujétion, production et orientation du désir, libre coopération ou servitude volontaire. Ce monde, mi-symbolique mi-réel, avec tous les écarts que cela implique, nous l’habitons avec notre corps qui se connecte aux machine
Empruntant le terme de « capitalisme sans fiction » à Bill Gates (Bill Gates. La route du futur, cité par Mathieu Triclot p.191) il précise (Ibid. p.191) :
Le capitalisme « sans friction » de Gates suppose que nous, les individus, plongions corps et âme dans la grande mise en nombre du monde P.191
Nous pouvons ajouter que cette mise en nombre est la définition même de la numérisation. Elle ne concerne pas uniquement un livre papier ou encore une musique mais également notre rapport au monde et notre façon de nous engager avec celui en tant que sujet. Nous vivons dans un monde qui ne peut se passer de chiffre. Or ceci n'est pas sans conséquence sur la subjectivité de l'homme moderne. Le jeu vidéo est une façon d'élaborer par le jeu ce changement.
Dans le chapitre suivant : « L'engagement Total », il se demande « Quelles formes de subjectivité s'inventent avec les jeux vidéo ? » (Ibid. p.215). Il va alors prendre l'exemple des Sims pour répondre à cette question (Ibid. p216) :
Les Sims font en petit ce que l’informatique fait en grand : réduire une situation à ses coordonnées symboliques et la manipuler à distance en agissant sur l’information disponible. Le jeu n’est pas seulement une métaphore de la manière dont l’information nous traverse, mais une incitation à la mise en pratique, à l’expérimentation de nouvelles définitions de soi.
Cette logique de l'algorithme dans laquelle le joueur est totalement engagé au lieu même de l'instrument de pouvoir en suppose également la critique car dans le jeu on maîtrise ce qui d'ordinaire nous domine. Pour Mathieu Triclot (Ibid. p 226):
Les jeux nous renvoient une image complexe de la subjectivité contemporaine ; une image qui n’est pas un simple reflet, mais un lieu où s’intensifient toutes les logiques du management informationnel, où celles-ci sont visibles, accessibles à la critique, actionnables, reconfigurables, jouables.
On se jouerait ainsi de la mise en nombre du monde et de ses conséquence sur le terrain de sa propre logique grâce à la nature même du jeu. C'est parce que c'est un espace de mise à distance de l'angoisse que le jeu fonctionne, passionne ou engage. C'est une autre forme de combat pour sa propre subjectivité qui se déroule à travers la console ou l'ordinateur. Et Mathieu Triclot de conclure en fin de son ouvrage juste avant l'épilogue (Ibid. pp. 235-236) :
Ce qui est sûr, c’est que les jeux vidéo, les vrais, nous apprennent à manipuler, à mettre à distance nos engagements de désir avec ces petits nombres – ce dont aucune autre forme culturelle n’est capable
D'où l’intérêt de penser le zombie (avec un « e » ) comme horde et le zombi (sans « e ») comme avatar. Le zombie est le représentant fictif de notre angoisse d'être avalé par les nombres. Le jeu vidéo (donc le zombi) représente sa mise à distance. Mais ces 2 formes du zombi(e) trouvent toute leur pertinence à être confondus car c'est sur le terrain du zombie, c'est à dire le nombre que nous faisons agir nos zombis, à savoir nos avatar dans un combat de chiffres pour notre propre subjectivité. Pour ainsi, dire les zombies sont numériques par définition . De là, nous proposons de désigner par le terme de « zombie numérique », un concept d'hybridation qui viendrait pointer tout à la fois cette peur d'être dévorée par le nombre représenté par le zombie (ou le mort-vivant) mais aussi son dépassement dans le contrôle de notre avatar, ce zombi que tant de joueurs aiment manipuler dans les jeux vidéo.
Conclusion
Bien sûr nous n'avons pas épuisé le sujet et la figure du zombie et ses variations permettent de penser en éventail plus large d'engagements subjectifs. J'ai voulu dans cet article insister sur un de ses aspects, selon nous primordial, à savoir le zombie comme nombre. Posant le concept de zombie numérique qui met en exergue la question du contrôle et de la numérisation du monde. Ce n'est bien sûr pas le cas pour tout le monde mais régulièrement la numérisation, du livre, de la musique ou autres suscitent chez nos contemporains la peur de faire disparaître de tuer la livre ou la musique. Pour beaucoup la crise des industries culturelles est liée davantage à cette mise en nombre plutôt qu'à un système qui par définition s'épuise et se vide. Pourtant à bien y réfléchir sur le plan de la logique un système qui s'alimente de sa propre consommation ne peut que se consumer. Cependant mon propos n'est pas de développer davantage cet aspect politique mais bien plutôt de voir comment la figure du zombie et son succès dans la culture populaire et geek vient mettre le doigt sur un certains nombres de questions autour du sujet et de son rapport au monde.
La problématique de l'angoisse du nombre et de son dépassement n'est pas la seule réflexion sur notre rapport à la technologie informatique, que le zombie nous permet d'élaborer. Par exemple, nous avons un peu abordé sans le traiter davantage le problème de la jouissance du corps que vient mettre en avant le zombie. Questionnement qui rejoindrait celui de la jouissance avec la machine et que Vincent Le Corre théorise actuellement sur son blog. Dans « L’homme, la machine et… les Zombies 1/2 », il reprend, tour à tour la figure du cyborg puis du zombie pour proposer des pistes pour penser notre rapport à la machine. Précisément la question qui traverse ses réflexions est celle-ci :
J’ai en effet déjà écrit ici, au travers de mes recherches sur Turing, que je cherchais à penser le lien qui peut nous unir aux machines. Un lien de jouissance assurément. Et j’ai déjà également dit combien les jeux vidéo sont un bon terrain d’observation. Les jeux vidéo sont intrigants en effet quant aux questions qu’ils peuvent soulever sur la façon dont on peut vivre le fait d’être incarné dans un corps, et dont on en jouit. Je conçois le jeu vidéo comme permettant une sorte de léger déplacement, d’expérimentation de cette possibilité de subjectiver son corps différemment, et donc d’en jouir de manière également différente.
Dans « Mon Zombie et Moi » Pierre Cassou-Nogues utilise la figure du zombie pour penser de nouvelle façon de concevoir notre « être dans son corps ». Plus précisément, le zombie va venir par la fiction envisager différentes possibilités subjectives pour répondre à la question du « où je suis dans mon corps ?». Dans l'une de ses histoires il envisage la possibilité que cette localisation du « je » circule de toute part à travers le corps alors que sa tête et ses yeux sont séparés du reste. Ainsi « je ne suis pas pas que dans mon cerveau, je suis par moment dans ma main, mon bras etc » pourrait-on dire. Or il y a une expérience où cette fiction peut se vivre : celle de jouer à un jeu vidéo. Si l'on contrôle son avatar, celui-ci est investi par nous, nous nous y identifions. Dans le langage selon les cas le joueur dira « j'ai perdu », « j'ai réussi » ou encore « mon personnage à gagner ceci ou cela » à d'autres moments par exemple un enfant pourra dire à son frère « attention derrière toi » parlant d'un danger venant derrière le personnage contrôlé par le joueur. Le zombi du joueur n'est pas un simple esclave qui ferait pour lui la basse besogne, il y met de lui-même. Le sujet circulerait ainsi d'un espace à l'autre, dans et en dehors de l'écran, entre son zombi et lui-même. Ce nouveau rapport au corps que nous fait expérimenter le jeu vidéo, c'est le zombie de Pierre Cassou Nogés qui nous en donne un début de formulation. Mais le questionnement ne s'épuise pas là bien au contraire. Nous pourrions maintenant nous demander ce que de nous-même nous mettons dans le jeu vidéo. Ou encore qui est ce « Je » vidéo ?